Comment rendre la pratique du vélo plus inclusive à Bruxelles ? Comment faire en sorte qu’elle ne reste pas l’affaire d’une minorité conscientisée, mais se répande auprès d’un large public et dans toutes les couches de la population ? Les Pays-Bas semblent avoir réussi ce qui ressemble bien à un tour de force : une source d’inspiration pour Bruxelles ?
Lorsqu’on évoque le vélo, les Pays-Bas restent une référence incontournable. Dans ce pays qui compte davantage de vélos que d’habitants, la culture cycliste semble ancrée si profondément qu’on pourrait croire que les Néerlandais·es naissent avec un vélo entre les jambes.
Stop de kindermoord!
Et pourtant, loin de l’image d’Épinal qui fait fantasmer de nombreux amoureux.ses de la bicyclette, les Pays-Bas n’ont pas toujours été le paradis cycliste que l’on connaît aujourd’hui. La culture vélo a été façonnée — non sans heurts ! — de manière volontariste et constante à partir des années ’70, sous l’influence d’un ensemble complexe de facteurs : l’indignation de la population face aux plusieurs centaines d’enfants tués annuellement sur la route ("Stop de kindermoord"), le soulèvement de quartiers populaires menacés de destruction au profit d’infrastructures routières démesurées, les chocs pétroliers qui débouchent sur l’imposition de "dimanches sans voiture"...
"Together we cycle" retrace la renaissance de la culture vélo aux Pays-Bas, et c’est précisément sur la base de ce documentaire inspirant que le GRACQ a souhaité lancer le débat : "Bruxelles à vélo… pour tou·te·s ?" le 31 mars dernier au cinéma Aventure. Avec, en toile de fond, les oppositions "pro" et "anti" Good Move qui ont agité l’actualité des derniers mois. Lorsque les lumières se rallument, une question est dans tous les esprits : "Pourquoi les choses ne se sont pas passées de la même façon chez nous ?"
Au-delà des trompe-l’œil…
"Quand on regarde un tel documentaire, on peut difficilement échapper à l’effet de trompe-l’œil historique, met en garde Edoardo Luppari de MolemBIKE. Nous pouvons avoir l’impression de nous trouver "en arrière" et que, à un moment ou l’autre, les choses vont se passer de la même façon chez nous. Néanmoins, notre contexte historique et social, et notre culture sont extrêmement différents de ceux qui ont rendu possible l’affirmation du vélo en Hollande."
À MolemBIKE, la cohésion sociale et l’émancipation se font autour du vélo depuis 2016 : atelier participatif, initiation au vélo pour les femmes, évènements, rencontres… Une expérience précieuse lorsqu’il s’agit d’aborder la question de l’inclusivité. "Nous nous posons beaucoup de questions, sans nécessairement avoir les réponses, prévient Edoardo. Énormément de choses ont bougé à Bruxelles au cours de ces sept années. À tel point qu’on peut parler d’une renaissance du vélo à Bruxelles. Mais sommes-nous vraiment en train d’aller vers une mobilité plus inclusive ? Le trompe-l’œil, c’est de penser que, du moment qu’il y a plus de vélos qui circulent, nous sommes en train de gagner la bataille. Mais tout le monde a-t-il accès au vélo de la même façon ?
Les études qui se penchent sur le profil sociologique des utilisateurs·trices du vélo, et celles et ceux qui optent pour d’autres moyens de transport (voiture, trottinette, transports en commun, marche) mettent en évidence des différences frappantes de niveau d’études, de revenus, de résidence, de culture de provenance… pour ne citer que les aspects principaux."
Vélo électrique, pour le meilleur... et pour le pire ?
L’essor du vélo à Bruxelles s’explique également par l’énorme succès du vélo à assistance électrique, qui a facilité la transition modale pour certains publics. Et pour Edoardo, c’est clairement un argument en sa faveur. Mais sa diffusion massive pose également question : moins réparables, plus obsolescents… "Et son accessibilité financière est loin d’être démocratique, en achat comme en réparation. Lors du salon du vélo Bike Brussels, des centaines de beaux vélos étaient exposés : quasiment que de l’électrique, à des prix variant entre 2.500 et 10.000 €. Qui peut se permettre ça ? Il faut se demander si le marché n’est pas en train de réintroduire un clivage qui était propre au monde consumériste de la voiture et du symbole de réussite qu’elle représente ou représentait."
Autre question : comment rendre le vélo accessible aux personnes qui habitent dans les quartiers populaires de Bruxelles ? "Ce sont des quartiers plus densément peuplés, avec une circulation plus sauvage, des espaces publics moins aisés… Comment disposer d’un vélo si on n’a pas un lieu convenable où le stocker, si on vit dans un logement sans parking et qu’un vélo garé en rue a de grandes chances d’être volé ? La question de la mobilité est étroitement liée à celle du logement."
Edoardo évoque également le cas des personnes âgées : certains exemples de mobilité à vélo pour les séniors peuvent difficilement occulter le fait que tout le monde ne peut pas rouler à vélo… "Ces sont des questions ouvertes et urgentes, qu’il ne faut pas simplement poser, mais vite solutionner si on ne veut pas se retrouver dans une impasse. Ceux qui ont l’accès au vélo et ceux qui ne l’ont pas. On risquerait d’alimenter ou de justifier les polarisations par des clivages qui sont, hélas, réels."
Le vélo comme vecteur d'inclusivité ?
Le fait de faire du vélo peut contribuer à façonner une ville ouverte et inclusive, mais à la condition — précise Edoardo — d’une prise de conscience et de responsabilité qui va au-delà du simple fait d’être usager. "Devenir acteur du changement, c’est aller un peu plus loin que les banales conflictualités ou polarisations entre usagè.re.s. Même si on sait qu’il n’y a pas de changement sans conflit. Activistes, associations, élus… chacun a son rôle spécifique à jouer. Du côté des décideurs, cela demande l’apport de professionnels compétents et du courage d’un expérimentalisme visionnaire, qui est la grande leçon que nous pouvons retenir des Pays-Bas. Tout en sachant qu’il n’y a pas de recette magique."
"Le vélo n’est pas une fin en soi. Le vélo est un levier pour avoir des gens heureux dans une ville à taille humaine."
Elke van den Brandt, Ministre bruxelloise de la Mobilité
Dans son discours d’introduction, la ministre bruxelloise de la mobilité Elke van den Brandt a, elle aussi, insisté sur le collectif comme moteur du changement. "Passer du règne de la voiture à la ‘petite reine’, c’est un travail collectif. On a besoin de tout le monde : les citoyens, les associations, les politiciens, les activistes. À Amsterdam, c’est une alliance entre anarchistes, mouvements sociaux et élite locale qui s’est mobilisée pour sauver le centre historique. À Bruxelles, ce ne sont pas nécessairement les mêmes groupes, mais il reste particulièrement important qu'autant de personnes que possible, avec des expériences et des rôles différents, continuent à frapper sur le même clou. Car on a beau vouloir aller vite, on a beau vouloir une piste cyclable dans chaque rue dès demain : ce n'est pas l'essence même de cette transition. Le vélo n’est pas une fin en soi, le vélo est un levier pour avoir des gens heureux dans une ville à taille humaine."
Bruxelles à vélo… pour tou.te.s ? : le sujet n’aura été qu’effleuré, mais gageons que ces premières réflexions guideront notre association dans les années à venir.